Thursday, September 06, 2007

Vous avez dit pardon ?

A Nyamata, au sud de Kigali, les rescapés tutsis tentent de cohabiter avec les tueurs hutus. Le retour de Jean Hatzfeld au Rwanda.

Par Thomas HOFNUNG
LIBERATION
QUOTIDIEN : jeudi 6 septembre 2007
Jean Hatzfeld La Stratégie des antilopes Le Seuil, 302 pp., 19 €

«Encore des questions?» Le troisième livre de Jean Hatzfeld consacré au génocide commis au Rwanda en 1994 s'ouvre sur ce soupir feint de Claudine, une rescapée rencontrée lors des précédents séjours sur place de l'auteur, longtemps journaliste à Libération . Mais peut-on jamais cesser d'interroger ­ et de s'interroger ­ sur le «crime des crimes» ? La réponse est toute entière contenue dans l'existence de ce troisième volet d'une trilogie à la fois rwandaise et universelle par les thèmes qu'elle aborde : la barbarie, l'indicible, la réconciliation et le pardon impossibles, et la vie qui ­ malgré tout ­s'enracine à nouveau. Si le génocide est un crime imprescriptible, comme le soulignait Vladimir Jankélévitch, son questionnement l'est tout autant.

Après avoir donné la parole aux survivants (Dans le nu de la vie) en 2000, puis aux tueurs (Une Saison de machettes) en 2003, Jean Hatzfeld est de retour à Nyamata, une localité située au sud de la capitale, Kigali. Durant sept semaines, sept jours sur sept, les Tutsis y ont été pourchassés et exécutés sans pitié par leurs «avoisinants» (voisins) hutus. Sur 59 000 tutsis, seuls 9 000 étaient encore vivants lorsque les hommes du chef rebelle (tutsi) Paul Kagamé mettaient un terme au bain de sang.
Le point de départ de ce troisième opus, qui comme les deux premiers accorde une large part au témoignage direct, se situe dans la libération massive, ces dernières années, des tueurs présumés après de vagues confessions publiques, tant pour désengorger les prisons que pour remettre en marche le pays. Comment les rescapés parviennent-ils à cohabiter avec les auteurs du massacre, se demande l'auteur, évoquant à ce propos une «destinée dantesque». Réponse : ils font semblant, sous la pression, évoquée en filigrane au fil des témoignages, du régime autoritaire de Kigali.

Seul un observateur ayant tissé des relations durables de confiance avec les habitants de Nyamata ­ autant dire Jean Hatzfeld ­ pouvait remarquer ces tensions imperceptibles pour l'étranger : les Hutus et les Tutsis qui font table à part dans les cafés, ou à la sortie de l'église. Les regards qui s'évitent, les voix qui se taisent.

Ici, comme en Europe après la Shoah, les rescapés apparaissent comme les grands perdants des lendemains de tragédie. L'une d'entre eux, Berthe, confie à propos de l'attitude des tueurs récemment libérés : «Au fond, ils croient qu'ils n'ont plus à envoyer de pardon valable, puisqu'ils n'ont pas reçu de punition valable.» Pour un autre, Innocent, les survivants ont été «oubliés» par le régime fondé par les Tutsis de l'étranger sur les décombres du génocide : «Avec les Hutus, ils s'envoient de bons mots, ils évitent les fâcheries, ils ne visent que l'avenir, ils gouvernent le pays.»
Dans les descriptions souvent tendres des survivants, on sent bien que l'auteur désirait aussi, à la faveur de ce livre, prendre des nouvelles des personnages croisés dans les deux ouvrages précédents, dont certains sont devenus ses amis : Claudine, Marie-Louise, Innocent, Sylvie, Jeannette, et bien d'autres. La Stratégie des antilopes prend ainsi des allures de chronique du temps qui passe, du génocide qui ne passe pas, des blessures qui ne se referment pas, et de la vie qui se poursuit envers et contre tout. Comme lorsque Jean Hatzfeld raconte la mystérieuse union entre une survivante tutsie, Josiane, et un bourreau hutu, Pio.

A la fin, Hatzfeld résume en ces termes le projet sous-jacent à ce troisième livre : «Dire aux rescapés : Vous nous intéressez aussi lorsque vous continuez à vivre.» Un droit de suite que Jean Hatzfeld, journaliste écrivain comme il aime à se définir, exerce ici avec sensibilité et humilité.

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